Rachel M. Cholz
PIPELINE
[Extrait roman]
On se détend. Avec tous les degrés qu’on a dans le sang, on sent juste la fraicheur du matin dans nos paumes en crachant un gros bloc de fumée vodka pomme, la gueule pleine de soleil sur l’heure qui tourne. On le sait qu’on est devenus une tumeur. On a propagé la lésion par les réseaux et par les rencontres. Notre or noir coule dans les vaisseaux lymphatiques des quartiers. Ça se propage. Ça se consomme. On le sait que notre gazole file dans tous les taxis qu’on prend et qu’on voit passer. On a tissé ce réseau fragile maintenant interdépendant. Une métastase dans la carnation de la ville, avec nos mandibules toutes autour pour gober le cash. On couche partout. On vit nulle part. On ne regarde plus les prix des sorties. On ne regarde plus les prix des restos et des hôtels. Le prix n’a plus de valeur, on le transforme. La valeur des choses, elle nous concerne. Nos références se cotent en bidons. Nous vivons cinq bidons par jour, nous en économisons une cinquantaine en laissant le cash chez F. K.
On déploie les circonstances d’une chemise grande ouverte, car à cette allure-là, avec nos comptes on pourra bientôt se manger des Mercedes. Désormais, nous n’utilisons pas le monde, nous le réinventons.
Je le sens entre tous ces regards, les regards de Tunis. Chaque fois, il agrafe sur chaque partie de mon corps les tickets de caisses de mes caprices. Plus on envahit le corps de la ville, plus je prends ma place dans mon corps à moi. Je prends mes hauteurs sur des talons impayables.
Je me redécouvre entre ses doigts qui m’effritent et me protègent.
Je suis son jaune qu’il explose en bouche pour avaler mes orgasmes.
On profite de tout à pleine bouche avant que l’argent nous emmerde, car il nous emmerdera. On le sait. D’une grande valeur pour nous parce qu’imprimé de pétrole et d’emprise. Il est imminence. Il est cette menace qui nous colle les doigts à chaque transfert. Nous avons assimilé la misère à pleine bouche pour en extraire le contraire. Et en ça, nous sommes jalousés et irréprochables.
Pour l’instant on travaille notre or noir comme le plus pur des métaux. Le fondre dans nos bidons, le frapper dans nos camions et ciseler le réseau en passant partout avec nos tonnes. Alix fait couler le tout. On charge avant la nuit. On livre avec Tunis et on regarde le monde tourner comme du lait au soleil, les yeux rivés sur la bande pour la prochaine adresse.
Ce soir on va côtoyer le chantier et la ferraille. Les hommes-ferraille noués par un salaire normal. Nous sommes détestés et remerciés en même temps, car devenus indispensables.
Là où ça sent la ferraille, ça frappe la ferraille pour pas un sou. Ça boit la ferraille, à coups de gorgées métalliques, le murmure du marteau qui abrutit les tympans et coordonne ceux qui n’ont plus d’oreilles. La cavité est devenue une fine couche de métal qui se plie pour ne plus avoir directement l’à-coup dans la tempe. Ils parlent fort car ils ne savent plus écouter quand ils évitent les sons. Sur les bateaux, le vent allonge la distance. Ils ne gardent que les fréquences qui les amènent à encore communiquer avec l’autre.
Et là, du haut de l’espace maritime du canal, l’air frais de vacances sur les pontons les mains calleuses, du bras jusqu’aux tempes ils caressent les guindes -on ne dit pas corde-, plient les guindes et les replient une dizaine de fois avec dans le poignet l’amour de la guinde - pas corde- qu’ils roulent avec la satisfaction d’un cercle parfait. Du travail parfait. D’une vocation parfaite qui cimente les nécessités familiales. Du noeud parfait qui assurera trois tonnes s’il faut porter un pont, trois tonnes s’il faut porter l’amour et la foi du travail, trois tonnes s’il faut être sûr que tout objet à charge ne tombera pas sur une tête anonyme.
Langue parfaite d’un noeud de chaise, qu’on ne prendrait pas en cas de malheur pour se pendre - car les cordes n’existent pas, ici-. Elles entourent le quotidien de tout le monde sans affectation : la guinde, une sale trace rose jaune azurée d’ecchymoses dans l’histoire du métier, dont il faut étouffer le vrai nom au marteau comme on bat la ferraille. Parce qu’elle exige encore, elle existe encore et fait d’ailleurs tenir les ponts. Elle ne doit plus porter la charge d’un spécialiste sautant de sa chaise à sa corde dans un cercle parfait, les mains froides de vingt ans de ferraille, à qui la surdité du monde - si ce n’est pas la sienne- dérange.
Non, les ferrailleurs ont le coeur mou et chaud. Ils connaissent leur corps mieux que personne. Ils sentent les pulsions de leurs veines mieux que personne. Le métal le leur rappelle à chaque prise de barres à mine ou de tas de boulon car la froideur du métal, elle, est bien dure et bien morte.