Rachel M. Cholz
Cela fait maintenant deux ans que j’observe de loin cette tendance qu’est l’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response) sur Youtube.
En voici une définition simple sur Wikipédia:
Un sigle qui décrit une sensation distincte, agréable et non sexuelle de picotements ou frissons au niveau du crâne, du cuir chevelu ou des zones périphériques du corps, en réponse à un stimulus visuel, auditif, olfactif ou cognitif 2,3. Cette sensation est induite typiquement lors de séances chez le coiffeur où les manipulations du cuir chevelu, éventuellement ressenties comme sensuelles, interviennent de surcroît généralement dans un environnement calme.
Me vient maintenant cette envie de développer un projet autour de cette tendance, qui à travers des vidéos Youtube participe à une réelle fiction collective et propose tout un panel de jeux interactifs entre la scène, le processus, le rôle des objets, l’interactivité sonore et textuelle, et l’approche sociologique. Je perçois une démarche presque iconique, qu’il est intéressant de mettre en relation avec la place que peuvent prendre dans une société les muses et les déesses, où la symbolique des objets est notamment très forte.
AMATEURISME CALIBRÉ /AUTHENTICITÉ PERFORMÉE
Il y a deux ans, les stimulis auditifs étaient encore rarement mis en place avec la vision directe du protagoniste. On ne percevait que les mains pour faire du bruit, ou des ustensiles. Aujourd’hui, les youtubeurs/euses se montrent, s’affirment, se confient aux internautes en chuchotant, créant ainsi une relation directe entre le regardant et le regardé.
Le procédé utilisé pour relaxer l’interlocuteur est comme une exaltation proposée sous forme de service, remplaçant par l’image un salon de massage et permettant une multiplication du service de manière exponentielle.
C’est aussi la découverte du lieu de vie du youtubeur/de la youtubeuse, qui invite l’internaute et met en scène son propre quotidien. Cette possibilité de diffusion à travers une seule captation est je trouve fascinante et porte ici un point de paradoxe poétique et enrichissant à travailler: la proposition d’un espace à la fois intime et pourtant accessible à tous. C’est aussi la mise en place d’un autre rapport au jeu: la mise en représentation de soi-même dans son propre espace. Les termes amateurisme calibré et authenticité performée ont été inventés par Crystal Abidin, première philosophe à réellement percevoir une transition médiatique et politique à travers ce nouveau phénomène social.
Quelque chose ici se passe: l’esthétique pure d’une déesse et de son décor, la qualité de l’image et du son, proposant un panel de sons à la fois précis et dénués de contrôle. L’intimité se met en place à travers cette forme d’amateurisme et crée un réel décalage entre la propreté de l’image et l’animalité des sons. On en revient aux Mythologies de Barthes, qui en parlant de la photographie et de l’image, parle d’une nécessité d’imperfection pour troubler le spectateur. Ce qu’il appelle le «scandale» signifie ici l’aspect obscur d’une image prise en plein rapt. Une anomalie. Un réalisme. Ainsi les vidéos ASMR me semblent jouer avec ces deux facteurs. Nous sommes perpétuellement en train d’effleurer une nouvelle forme de professionnalisation et un certain amateurisme. L’esthétique de l’image est impeccable, la captation sonore est impeccable, en revanche les actions sont complètement intuitives.
LE GESTE ET LA PAROLE
Ce projet implique une dramaturgie à la fois textuelle et gestuelle.
«On voit ainsi les professionnelles du strip-tease s’envelopper dans une aisance miraculeuse qui les vêt sans cesse, les éloigne, leur donne l’indifférence glacée de praticiennes habiles, réfugiées avec hauteur dans la certitude de leur technique : leur science les habille comme un vêtement.»
Roland Barthes, Mythologies.
Le geste prend la parole. Les gestes de chacune s’échangent et se mélangent aux divers espaces représentés. Nous sommes ici dans une mise en chorégraphie du quotidien.
Le mot, est lui aussi régulièrement détourné de son sens premier à des fins auditives. Il y a ainsi la possibilité de travailler sur tous les paradoxes que la langue implique lorsqu’il s’agit de la détourner de ses champs lexicaux.
Ces procédés laissent une véritable opportunité de jeu avec la poésie sonore ainsi qu’une expérimentation du rythme et du mot à travers le texte.
Proposer une dramaturgie poétique prenant sens à travers cette interface permettent de jongler entre des climats détournés de leur contexte. Les possibilités sémiologiques de ce projet peuvent allier poésie et enjeu dramaturgique dans un cadre qui se veut plus tendance et populaire.
L’écriture que je mettrai en place se voudra à la fois lyrique à la fois extrêmement intuitive, de sorte que l’on ne perçoive pas immédiatement le calibrage de la partition ainsi qu’une interactivité intentionnelle.
LE MYTHE ET LE RÔLE DES OBJETS
Les compatibilités analogiques entre la mythologie et certains ASMR sont parfois telles, qu’elles me questionnent de plus en plus sur la manière dont je vais explorer la dramaturgie de ce travail, à la fois critique et objectif de cette tendance.
Il ne s’agit pas de critiquer amèrement ce phénomène qui, d’une certaine manière perpétue des conditionnements et des rôles féminins bien précis; il ne s’agit pas non plus d’encenser cette tendance et de réutiliser de manière littérale ses codifications sur scène pour en faire ressentir ses effets.
Il s’agit ici d’y percevoir les mythes.
Après de nombreux visionnages de ASMR, je perçois des mythes qui se dégagent et que j’aimerais reprendre à des fins dramaturgiques.
Comme par exemple la « mangeuse de nids d’abeilles », dont elle appelle le gâteau « une brèche ».
L’abeille, que j’aime utiliser comme symbole depuis mon dernier projet, tout comme la libellule, est le symbole d’une nature qui se « casse la gueule ». J’aimerais l’impliquer dans une dramaturgie réflexive, tout comme d’autres formes « iconiques », transformant les youtubeuses en icônes dont elles reprennent allégoriquement les actions. Exemple:
Léa Chipie -la testeuse de rouges-, est pour moi représentative d’une symbolique forte de vénus. Serena -qui aide à s’endormir en couvrant virtuellement les internautes-, représente Nyx la déesse de la nuit.
Kay -mangeuse de nids d’abeilles-, est pour moi représentative d’Artémis, déesse de la nature. Hunnibee -mangeuse de peignes comestibles-, est Ananké, la déesse de l’inévitable, de la compulsion et de la nécessité.
Ces représentations ne sont pas fixes, elles ouvrent des voies et répandent une réalité que j’aimerais mettre en place: la place de l’icône dans la société contemporaine, et toutes les analogies possibles.
Cette approche propose un mélange absurde de contextes en déplaçant la signification de l’objet pour des protocoles uniquement auditifs. En ça, cette tendance propose un panel de situations poétiques du langage que je souhaite explorer: avec détournements d’objets, de champs lexicaux, de réflexions sur ces objets et sur toutes les mythologies lui faisant échos.
Nous sommes dans un monde en proie à une panique générale, à l’interaction à la fois extrêmement solitaire et immédiatement plurielle.
La nécessité de regarder un ASMR pour s’endormir exprime une solitude généralisée, une frustration et une angoisse généralisées.
Le son renvoie notamment à des sensations connues, des souvenirs qui nous rassurent, une nécessité de se focaliser sur l’interlocuteur: nous frôlons les paramètres de l’hypnose en se soignant au travers d’images et de souvenirs.
L’ASMR me semble représentatif d’une intimité nécessaire dans un flux d’information, où chaque personne prend le temps de regarder et d’écouter en total repli sur lui-même des sons sensés le stimuler et le captiver de manière individuelle, avec pour ce faire une écoute à grande échelle qui dépasse parfois les millions de vues. Une vue est d’ailleurs précieuse, elle permet aux youtubeurs de gagner de l’argent. Le nombre de vues en déterminent la valeur. Le geste devient valeur. Le temps passé à regarder la vidéo est un enjeu monétaire.






